15 nov. 2008

Pour eux, il est aisé de simplement dire non - NY Times, juin 2005

For Them, Just Saying No Is Easy
Mary Duenwald
New York Times
9 juin 2005


Les oiseaux le font, les abeilles le font, mais pas tous. Chez les abeilles, les sœurs de la reine n’ont pas de relations sexuelles. Et chez certaines espèces d’oiseaux (par exemple le geai gorge blanche de Floride), certains individus, appelés « aides », ne se reproduisent pas mais aident les reproducteurs à élever leurs petits.

Mais l’indifférence face au sexe peut-elle s’étendre aux humains ? Un nombre grandissant de gens répondent oui et se présentent eux-mêmes comme preuve. Ils se décrivent comme étant asexuels, et considèrent leur condition comme étant normale, et non le résultat d’une orientation sexuelle confuse, d’une peur de l’intimité ou d’un manque temporaire de désir. Ils aimeraient que le monde comprenne qu’ils peuvent vivre heureux leur vie entière sans jamais avoir de relations sexuelles.

« Les gens pensent qu’ils doivent nous convertir, déclare Cijay Morgan, 42 ans, vendeuse de téléphones à Edmonton, Alberta, et asexuelle autoproclamée. Ils peuvent comprendre qu’on n’aime pas la musique country ou les oignons, ou qu’on n’ait pas envie d’apprendre à siffler, mais ils ne peuvent pas admettre que quelqu’un ne veuille pas de relations sexuelles. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que de nombreux asexuels ne veulent pas être, je cite, réparés. »

Étant donnée la nature envahissante des publicités pour les pilules destinées à améliorer les performances sexuelles, les efforts menés pour mettre en vente un patch de testostérone pour stimuler le désir sexuel chez les femmes et l’omniprésence des références sexuelles dans la culture populaire, ce n’est pas surprenant que ceux qui professent l’absence de besoins sexuels aient été mal compris, ou en tout cas négligés. Une seule enquête scientifique semble avoir été menée. Et de nombreux experts de la sexualité humaine, lorsqu’on leur dit qu’il existe sur internet une communauté grandissante de gens qui se proclament asexuels, disent ne pas en avoir entendu parler. Et pourtant, la plupart de ces experts ne sont pas surpris par le concept.

Les trois quarts des patients du Centre de Médecine Sexuelle de l’université de Boston sont dénués de désir sexuel, dit le docteur Irwin Goldstein, le directeur, également éditeur du Journal of Sexual Medicine. « On appelle ça des troubles du désir sexuel hypoactif. »

Cependant, l’absence d’intérêt pour le sexe n’est pas forcément une maladie, ni même un problème, s’empresse d’ajouter le médecin, à moins qu’elle soit cause de détresse en entraînant, par exemple, des conflits dans un mariage ou une relation de couple.

Le Dr. John Bancroft, ancien directeur, récemment retraité, de l’Institut Kinsey pour la Recherche sur le Sexe, le Genre et la Reproduction à l’université d’Indiana dit, « Je crois que ce serait vraiment surprenant qu’il n’y ait pas d’asexuels, si on regarde les choses d’un point de vue kinseyen, selon lequel il y a d’énormes variations dans la sexualité humaine. »

Tous les cliniciens ne sont pas d’accord sur le fait que l’absence d’intérêt pour le sexe puisse être considérée comme étant normale. « C’est un peu comme les gens qui disent qu’ils n’ont jamais envie de nourriture, déclare le Dr. Leonard R. Derogatis, psychologue et directeur du Centre de Santé et de Médecine Sexuelles à l’université John Hopkins de Baltimore. Le sexe est un besoin naturel, tout autant que le besoin de nourriture et d’eau pour survivre. C’est un peu difficile de considérer ces gens comme normaux. »

Les asexuels disent souvent qu’ils sont conscients de leur manque d’intérêt pour le sexe depuis leur adolescence et que, bien que ça ait pu les gêner, ils n’ont jamais rien connu d’autre. « Je me suis rendu compte que j’étais asexuelle à peu près au moment où je me suis rendu compte que j’étais petite, quand j’avais environ 15 ans, déclare Mlle Morgan d’Edmonton, qui mesure 1,55m. Je me suis rendu compte que j’étais petite quand tout le monde est devenu plus grand que moi, et je me suis rendu compte que je n’avais pas de désirs sexuels quand tout le monde a commencé à en avoir et à agir en conséquence. »

Internet a offert une plateforme pour que ceux qui s’autoproclament asexuels puissent annoncer leur existence collective. L’anonymat du web rend les discussions sur le sujet plus faciles, d'après Todd Niquette, 36 ans, de Saint Paul, membre d’AVEN, un groupe en ligne. Avec plus de 4000 membres enregistrés, il s’agit de la plus grande communauté d’asexuels du genre. « Ce que nous voulons vraiment découvrir est : comment puis-je me sentir moins seul dans mon cas ? » déclare-t-il.

Son réseau définit un asexuel comme quelqu’un qui « n’éprouve pas d’attirance sexuelle. » Cette définition est, bien évidemment, différente du concept bien plus ancien de reproduction asexuée, pratiquée par les amibes, les méduses et les lézards fouette-queue, ainsi que par de nombreuses espèces végétales.

Les asexuels peuvent éventuellement avoir des envies sexuelles et même se masturber, mais ils ne ressentent pas le besoin d’avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes, explique David Jay, 23 ans, qui a fondé le réseau d’éducation et de visibilité sur l’asexualité (appelé AVEN par ses membres) il y a quatre ans, lorsqu’il était étudiant. Les asexuels ressentent souvent une attirance romantique pour d’autres gens, dit M. Jay. Mais cette attirance n’implique pas de relations sexuelles.

M. Jay, qui travaille pour une organisation éducative à but non lucratif à San Francisco, est un homme bavard, extraverti, souriant, qui a de nombreux amis. Il est, dit-il, intéressé par « un engagement émotionnel profond » et l’idée d’élever des enfants (mais « sans nécessairement en avoir moi-même »). Mais il n’a jamais eu de relation sexuelle et il y a de fortes chances pour qu’il n’en ait jamais.

Si les asexuels sont monnaie courante, pourquoi ne sont-ils pas mentionnés dans les livres d’histoire ou nulle part ailleurs avant l’arrivée d’internet ? Elizabeth Abbott, chercheuse au Trinity College à l’université de Toronto, est l’auteur de l'Histoire universelle de la chasteté et du célibat. Elle suppose que cela peut s'expliquer par le fait que ces gens-là ne se sont jamais fait remarquer. Ils ne se sont peut-être jamais mariés, ou ont eu des mariages sans sexe, ou ont eu des relations sexuelles contre leur gré. Contrairement à l’homosexualité, fait-elle remarquer, l’asexualité n’a jamais été illégale.

Cependant, elle n’a pas toujours été acceptée par la société. Dès le Moyen Age, explique le Dr. Abbott, la « non consommation du mariage » était considérée comme « une insulte au sacrement du mariage » et un motif de divorce.

L’asexualité, remarque-t-elle, n’est pas la même chose que l’abstinence, qui implique une décision consciente d’étouffer un désir sexuel. Ce qui semble être la seule étude publiée sur l’asexualité (et qui l’a définie comme une absence sur toute une vie d’attirance sexuelle envers les hommes et les femmes) a découvert que 1,1% des adultes pourraient être asexuels. Ce chiffre a été tiré d’une enquête effectuée auprès de 18000 personnes interrogées en Grande-Bretagne en 1994, au sujet des maladies sexuellement transmissibles. Les données ont été de nouveau analysées par le Dr. Anthony F. Bogaert, psychologue à la Brock University à Sainte-Catherine, en Ontario, et qui a publié ses résultats en août dernier dans le Journal of Sex Research.

Le Dr. Bogaert a trouvé que 44% des personnes exprimant une absence d’intérêt pour le sexe étaient mariées ou vivaient avec quelqu’un, ou l’avaient fait par le passé.

On pourrait supposer qu’en évitant les relations sexuelles et toutes les émotions et responsabilités qui vont avec, sans parler des risques sanitaires, les asexuels auraient une vie comparativement aisée.

« Mais je crois que nous échangeons tout ça contre un autre type de problèmes, déclare M. Jay. Le sexe tient une place tout à fait centrale dans la vie de bien des façons, et l’un des véritables défis pour les asexuels est d’essayer de trouver notre place. »

Ce problème apparaît généralement durant l’adolescence. « Je savais à 16 ou 17 ans que le sexe était quelque chose qui semblait incroyablement important pour tout le monde, mais que je ne comprenais tout simplement pas, » dit David Warner, 55 ans, écrivain technique et éditeur dans une banlieue de Washington, en Virginie.

Comme de nombreux autres asexuels, Kate Goldfield, 21 ans, étudiante à Goucher College à Baltimore, a d’abord pensé qu’elle pouvait être lesbienne. « J’ai décidé que je devais être gay parce que je savais que je n’étais pas hétéro, » déclare-t-elle. Mais elle dit qu’elle avait depuis découvert qu’elle n’était pas non plus attirée sexuellement par les femmes.

Les asexuels déclarent qu’on leur dit souvent qu’ils changeront lorsqu’ils rencontreront la bonne personne ou lorsque leur situation changera, mais ces prédictions ne leurs semblent pas crédibles.

« Pourquoi ai-je besoin de sexualité dans ma vie au point de gaspiller mon temps et mon énergie à trouver ce qui m’excitera ? » demande M. Jay.

Les médecins ont découvert qu’ils pouvaient provoquer du désir sexuel chez les femmes et les hommes en leur donnant des suppléments hormonaux. Et certains scientifiques pensent que les hormones pourraient être en cause dans certains cas d’asexualité. Ou bien, comme l’a suggéré le Dr. Bogaert, il se pourrait que certaines structures cérébrales se soient développées différemment chez les asexuels.

Le Dr. Derogatis est d’accord sur le fait que de faibles niveaux hormonaux sont souvent la cause sous-jacente d’une faible libido, mais il ajoute que parfois, des mécanismes psychologiques peuvent entrer en jeu. « Certaines de ces personnes ont peut-être une sérieuse phobie du sexe, » déclare-t-il.

Et pourtant, une enquête de petite envergure et encore non publiée, menée en ligne auprès de 1146 personnes (dont 41 qui se sont décrites comme asexuelles) par Nicole Prause, étudiante en psychologie dans l’Indiana, a montré que les asexuels ne se privent pas de sexe par peur. Mais plutôt, les asexuels « ne possèdent tout simplement pas la poussée excitative », explique Melle Prause dans un email.

Barry W. McCarthy, professeur de psychologie à l’American University et auteur de Rekindling Desire (faire renaître le désir), un ouvrage de développement personnel pour les couples mariés, dit que de nombreuses personnes qui ont un désir inhibé feraient bien d’examiner cette inhibition car elle pourrait s’avérer être le résultat d’une peur plutôt qu’un désir naturel de se passer de sexe. « Il faut respecter les différences individuelles, déclare-t-il, mais pour la vaste majorité des gens dont le désir est inhibé, la réponse n’est pas l’asexualité. »

Les gens font souvent l’expérience de périodes d’asexualité. De nombreux couples mariés abandonnent les relations sexuelles après un certain nombre d’années, déclare le Dr. Pepper Schwartz, sociologue à l’université de Washington à Seattle et auteur de Everything You Know About Love and Sex Is Wrong. « Certaines personnes sont soulagées non seulement de faire du sexe une faible priorité, mais d’y renoncer entièrement, » dit-elle.

M. Jay reconnaît que certains asexuels ont passé, ou passeront, un temps à être sexuels. « Il y a des gens sur AVEN qui entrent dans une relation dans laquelle ils apprécient tout à coup le sexe, et beaucoup de gens disent qu’ils aimaient le sexe avant, mais plus maintenant, mais la plus grande partie de la communauté est plutôt stable. »

Un homme de 32 ans de Dallas prénommé Keith (il a refusé de donner son nom de famille) dit qu’il avait essayé de gérer son asexualité en se mariant. « Je croyais que me marier me guérirait et que je deviendrais soudain intéressé par le sexe. » Au bout de six ans, sa femme et lui ont divorcé et il vit maintenant avec un homme plus jeune dans une relation qu’il décrit comme aimante et romantique, mais dénuée de relations sexuelles.

M. Jay a déclaré penser que les asexuels peuvent apprendre à négocier des relations avec des personnes sexuelles.

« Au lycée et au début de mes années d’université, quand je sentais que quelqu’un me draguait, je me mettais sur la défensive et disais ‘Ok, ça ne va pas marcher’. Mais depuis, je me suis rendu compte que si quelqu’un m’approche sexuellement, ça veut dire qu’il ou elle apprécie ma personnalité. »

Durant ces derniers mois, de nombreuses personnes se sont connectées au site web du réseau asexuel pour essayer de mieux comprendre leurs époux ou partenaires asexuels, dit M. Jay.

« Il existe un véritable désir de découvrir comment gérer une relation sans sexualité. Nous n’avons encore rien ressemblant à un manuel de développement personnel que nous pourrions écrire à ce sujet. »